Les temps de l’entreprise (1) : le temps de la mesure
Le temps comme l’espace sont les premières perceptions qui nous donnent accès au monde. Ce sont des perceptions qui nous structurent, ce que les mouvements sectaires savent bien, puisqu’il s’agit chez eux de déstructurer ces perceptions pour mieux aliéner la personne (réveiller la personne plusieurs fois la nuit, lui enlever la perception du jour et de la nuit, ne pas lui donner l’heure, casser les rythmes vitaux…).
Au fur et à mesure de notre développement psychique, nous arrivons à nous situer dans le temps, à comprendre le temps de notre corps (le temps biologique), à évaluer la différence entre le temps que nous percevons et le temps qui se mesure. Cette mesure du temps des horloges vient bousculer notre temps psychique, qui est teinté d’affectivité (le temps me paraît long car je m’ennuie, ou au contraire « ça a passé vite », car c’était un moment agréable…).
Les temps modernes sont ceux de l’hyper-rationalité logique, celle qui oublie que l’humain ne se motive que parce que l’objectif le touche, l’émeut, fait sens pour lui. Nous sommes dans l’ère de l’hyper-mesure et de l’asservissement à l’urgence. Urgence des échéances fiscales, salariales, contractuelles, urgence de se maintenir à niveau dans le marché... Certaines entreprises pensent être contraintes de mesurer les tâches de ses salariés, jusqu’au minutage sévère des différents travaux, dans le déni que l’humain peut être davantage performant un jour, et moins le lendemain. Ce système est un système de contraintes, qui ne regarde plus que les moyens, en occultant les objectifs. Le moyen de la mesure temporelle devient un critère essentiel d’évaluation des objectifs.
Pourquoi pas mesurer, en effet, mais il est scientifique de se demander ce que le système de mesure lui-même pervertit de l’objet mesuré, comment il vient déstabiliser ce qu’il mesure.
©Jérémy Taburchi - https://www.taburchi.com
Le salarié, pris dans ce système de contrainte, ne peut que développer un malaise de ne pas être assez « performant », au fur et à mesure que les temps se resserrent. Or une logique de contrainte n’est pas une logique de discipline (lois auxquelles on adhère soi-même). Elle est antinomique avec une logique de performance, qui suppose un dépassement de soi, le consentement autonome à des règles, et non pas son asservissement à une série de contraintes.
De plus, les mesures ne sont souvent pensées qu’en termes quantitatifs, quitte à quantifier le qualitatif. C’est là encore oublier que le quantitatif, le nombre et la rationalité logique ne sont pas les seuls constituants du psychisme, et que cette abstraction n’est qu’un moment du développement psychique, et non le premier.
La motivation qu’un salarié met à l’ouvrage, sa reconnaissance, ses efforts et sa détermination à se dépasser, à travailler dans un collectif semblent bien plus essentiels à la performance, qu’un système de minutage où l’humain se vit comme une machine à aller toujours plus vite, et non plus comme un être humain pensant et sentant.
Mais l’entreprise est elle aussi prise dans ce système excessif et exclusif de mesures quantitatives, de même que la société dans son ensemble. Elle-même est tributaire du chiffre à court terme. A une époque où le chiffre est roi, l’on oublie trop souvent que le chiffre n’est qu’une abstraction, qui n’a aucun sens en lui-même, sinon par les interprétations et les symboles qui lui sont attribués. Le quantitatif est pris dans le qualitatif et non l’inverse.
En référence à Edgar Morin, nous pourrions dire que l’entreprise, « à force de sacrifier l’essentiel pour l’urgence, […] finit par oublier l’urgence de l’essentiel ».