Interview d'Ariane Bilheran - L'Entreprise.com
18/11/2010 17:30
Le suicide en entreprise, une réalité ignorée Humiliations, mise au placard, perte de repères,…pour certains salariés, la souffrance au travail peut se finir en drame. Ariane Bilheran, psychologue et consultante en entreprise, propose une analyse de ce sujet, parfois rejeté des entreprises, dans son livre « Le suicide en entreprise »...
Interview sur Le Suicide en Entreprise
(Bilheran, A., 2010, Ed. du Palio/Sémiode Editions)
Le suicide en entreprise, une réalité ignorée
Humiliations, mise au placard, perte de repères,…pour certains salariés, la souffrance au travail peut se finir en drame. Ariane Bilheran, psychologue et consultante en entreprise, propose une analyse de ce sujet, parfois rejeté des entreprises, dans son livre « Le suicide en entreprise ».
Que représente le suicide en entreprise en France ?
Il n’existe aucune statistique sûre à l’échelle nationale sur le sujet mais le phénomène n’est pas nouveau. Les cas « France Télécom » en 2009 l’ont juste mis en lumière.
Il y a plus de décès par suicide que par accident de la circulation et pourtant, le passage à l’acte reste tabou. Pourquoi ?
C’est l’acte anti-social par excellence. Les gens font un rejet lorsqu’ils entendent parler de suicide. On pense toujours que ça n’arrive qu’aux autres mais ce n’est pas le cas.
Savons-nous pourquoi les salariés en viennent à sacrifier leur vie pour leur travail ?
C’est très compliqué. Tout être humain a envie de trouver un équilibre entre sa vie privée et sa vie professionnelle. Dans son travail, il s’implique, passe du temps et attend de la reconnaissance. Lorsqu’il est attaqué et que ses compétences sont remises en cause, il y a forcément déséquilibre et il le vit très mal. On retrouve ce sentiment dans les situations de harcèlement et les mises au placard. Le salarié a l’impression de devenir un esclave du travail et de ne pas être respecté.
Tous les salariés peuvent-ils un jour franchir le pas ?
Il faut sortir du traditionnel « C’est normal, il/elle était fragile et donc suicidaire ». Chacun peut vivre les événements différemment. Je parlerai donc plus d’extrême sensibilité que de fragilité car il faut quand même être très courageux pour passer à l’acte. Les circonstances de vie peuvent amener tout un chacun à franchir le pas. Parfois, la vie professionnelle l’emportera sur la vie personnelle ou vice versa. Il n’y a pas de logique simple au suicide. Un point commun pourra malgré tout être le fort investissement personnel au travail. Ceux qui prennent de la distance avec leur travail seront sans doute moins concernés.
Le travail peut donc être à la fois libérateur et aliénant !
En effet. Travailler peut apporter reconnaissance, épanouissement et bonheur chez certains alors que d’autres auront l’impression de n’être que des machines à produire.
Qui sont les entreprises touchées par les suicides ?
Toutes peuvent l’être mais les grands comptes sont en première ligne. Plus une entreprise est grande, plus le salarié peut avoir l’impression d’être noyé et de ne pas réussir à sortir la tête de l’eau car il a le sentiment d’être face à une grosse machine. Les moments de restructuration sont généralement les plus propices au stress et nécessitent une plus grande vigilance. Les TPE et petites PME peuvent avoir affaire à ce genre de cas mais c’est plus rare grâce à l’implication nécessaire de tous pour la survie économique de l’entreprise, et à une plus grande proximité des collaborateurs.
Quelles ont été les réactions des entreprises après les suicides à France Télécom ?
Elles ont été variées. Certaines ont mis en place des politiques de prévention, d’autres ont tenté de limiter la casse auprès des actionnaires, certaines ont vu leurs syndicats monter au créneau, tandis que d’autres ont tenté d’étouffer l’affaire. Ce qui peut être choquant, c’est parfois le manque de respect pour la personne disparue. Il arrive qu’on s’intéresse aux répercussions que va avoir le suicide au-delà de la pudeur due à l’égard de celui qui a fait le geste. J’ai souvent entendu comme explication que « de toute façon, on aurait rien pu faire ». Dans ce cas, c’est un refus de se remettre en question.
Les entreprises sont-elles les seules en cause ?
Les employeurs ont bien sûr leur rôle mais je ne crois pas qu’il faille les accabler. Ils ne sont pas forcément au courant de tout ce qui se passe dans les couloirs car les salariés, et en particulier les managers dont c’est la responsabilité, ne font pas toujours remonter les problèmes. Je pense également que la société est en cause. Les liens humains se distendent de plus en plus et l’individu perd ses repères. Les salariés veulent sauver leur peau avant d’aider leurs collègues en difficulté. Mais ils paieront ensuite très cher cette attitude.
Constatez-vous une augmentation des risques psychosociaux en entreprise ?
L’ambiance est de plus en plus délétère dans les entreprises, notamment depuis la crise. Nous sommes au paroxysme de la souffrance chez certains salariés. Je le constate notamment avec l’augmentation des phénomènes de violence au travail. Il m’arrive de constater des agressions physiques, des phénomènes de délation, des pétitions,… choses qui se voyaient moins auparavant.
Comment les entreprises peuvent-elles prévoir de tels gestes ?
Une entreprise n’est pas là pour faire une thérapie à ses salariés. Je crois que la solution, s’il y en a une, serait de favoriser la communication afin de renouer le dialogue social et d‘éviter les crispations. Je ne suis pas toujours partisane de mettre des psychologues qui servent parfois de tampons aux problèmes dans les entreprises. Il faut que les salariés apprennent à parler de leurs problèmes et les entreprises à les écouter. En règle générale, les politiques de prévention sont bien vues, même si certaines entreprises les considèrent parfois comme une contrainte et les utilisent pour se justifier au cas où.
Quels conseils donnez-vous ?
Essayez d’avoir le recul suffisant et harmoniser le dialogue entre tous les partenaires de l’entreprise (syndicats, CHSCT, salariés,…). Il est aussi nécessaire de s’accorder sur les fondements déontologiques d’une éventuelle prévention. Cela ne sert à rien de faire des diagnostics en interne pour faire baisser les coûts ou de proposer des formations de trois jours aux managers s’il n’y a pas de suivi. Il faut mettre en place une réflexion stratégique cohérente qui tienne compte de la culture de l’entreprise, quitte à se faire accompagner pour y voir plus clair. Il n’y a pas de solution miracle, il faut juste trouver celle adaptée à son entreprise.
Interview « Le suicide en entreprise : une réalité ignorée »
15 Novembre 2010
Journal L'Express.Fr - L'Entreprise.com